Énoncé d’enjeu : 1 mars 2022

Principaux points

  • La conception des petits bateaux de pêche au Canada s’inscrit dans un cadre réglementaire imposé à la fois par le ministère des Pêches et des Océans (MPO) et par Transports Canada.
  • En raison de règlements contradictoires, les bateaux ont des proportions de plus en plus importantes et consomment jusqu’à cinq fois plus de carburant qu’un bateau aux proportions normales. Les émissions de gaz à effet de serre (GES) augmentent donc autant que s’il n’y avait pas ces règlements.
  • Le cadre réglementaire n’a pas atteint le résultat escompté par le MPO, c’est-à-dire limiter la capacité de pêche, ni le résultat escompté par Transports Canada, c’est-à-dire la sécurité des navires.
  • Pour soutenir son initiative de carboneutralité d’ici 2050, le gouvernement fédéral pourrait intégrer aux cadres réglementant les bateaux de pêche des stratégies d’adaptation aux changements climatiques et d’atténuation de leurs effets, ce qui aurait également une incidence positive sur la sécurité des pêcheurs.
  • Tout nouveau cadre réglementaire doit reconnaître, d’une part, l’autorité des organismes de réglementation provinciaux et territoriaux et, d’autre part, la nécessité de confier à un ingénieur les travaux exigeant une expertise impartiale et transparente en architecture navale. 

Contexte

Le Canada s’est engagé à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. La stratégie du gouvernement fédéral consiste à travailler sur plusieurs fronts pour mobiliser tous les secteurs de l’économie canadienne et les inviter à prendre les changements climatiques au sérieux et à faire leur part pour réduire considérablement les émissions de carbone du pays en moins de 30 ans. La flotte des petits bateaux de pêche est un secteur de l’économie qui peut contribuer de façon spectaculaire à la réduction des GES. Selon la définition de Transports Canada, un petit bateau de pêche est un bâtiment de moins de 150 tonnes brutes et de moins de 24,4 mètres de longueur hors tout. La consommation d’hydrocarbures est, de loin, le coût non salarial le plus important de la flotte des petits bateaux de pêche. Il est réellement possible de réduire de 50 % à 80 % cette consommation de carburant et les émissions de GES connexes, et ce, tout en continuant à utiliser des moteurs à combustion interne. Il serait même possible de réduire les émissions de 100 % dans certains cas. Pour ce faire, il suffirait d’adapter certaines des technologies d’autres secteurs maritimes.

Il ne tient qu’au gouvernement fédéral de faire en sorte que cela devienne réalité. Le cadre réglementaire qui régit la conception des petits bateaux de pêche au Canada a évolué pour aboutir à ce résultat : les bateaux sont désormais conçus non pas pour réduire la consommation de carburant, mais plutôt pour contourner les règlements visant à réduire la capacité de prise. À l’heure actuelle, et dans les termes les plus simples, la conception d'un navire doit respecter une limite de longueur imposée par le MPO. Cette limite vise essentiellement à réduire la capacité de prise du navire et à respecter les exigences minimales de stabilité statique prévues au Règlement sur la sécurité des petits bateaux de pêche de Transports Canada. Pour contourner la restriction de longueur imposée par le MPO, on conçoit des bateaux plus larges et plus profonds. Cependant, étant donné que la stabilité statique dépend de la largeur du navire, si cette dernière atteint des proportions exagérées, la stabilité statique change aussi. Ce cadre réglementaire est donc à l’origine de navires ayant des proportions extrêmes, qui sont passées d’un rapport longueur-largeur[1] de plus de 4 à 2 ou moins. La consommation de carburant et, par conséquent, les émissions de GES de ces navires disproportionnés sont jusqu’à trois fois plus élevées que celle des navires dont le rapport longueur-largeur est plus raisonnable[2]. Mais ce qui est tout aussi important du point de vue de la sécurité, c’est que ces navires sont trop stables. Si la réglementation de Transports Canada prévoit une stabilité minimale, elle n’impose aucune restriction quant à la stabilité maximale. Pourtant, un navire excessivement stable a des mouvements si extrêmes que les membres de l’équipage doivent s’attacher au navire pour éviter d’être projetés. Pour remédier à cette situation, on a adopté des stratégies de réduction des mouvements dépourvues de tout cadre réglementaire, ce qui a entraîné des pertes de vie répétées, des chavirements et des déversements de carburant qui ont pollué l’environnement. Il suffit de penser au Ryan’s Commander, conçu par un praticien non agréé, construit en 2004 et qui a chaviré et coulé plus tard la même année. Ce naufrage a donné lieu à une étude de cas mettant en évidence les contradictions des règlements du MPO et de Transports Canada – ce que décrit le rapport du Bureau de la sécurité des transports du Canada.

L’exercice du génie au Canada, y compris l’architecture navale, est réglementé par les organismes provinciaux et territoriaux, conformément aux lois des provinces et territoires concernés. Toutefois, dans de nombreux cas, le gouvernement fédéral est exempté de ces lois. Dans le cas présent, Transports Canada accepte des travaux soumis par des personnes non autorisées qui entreprennent des travaux d’ingénierie sans respecter les exigences et les normes établies par les autorités provinciales et territoriales. Bien que Transports Canada n’ait pas le mandat de régir ceux qui exercent l’architecture navale au Canada, il est responsable de l’examen des travaux soumis par les architectes navals qui conçoivent les navires et produisent les livrets de stabilité obligatoires. En acceptant le travail de praticiens non autorisés, Transports Canada crée un environnement de risque pour le public, car les exploitants de navires croient que le travail de conception est sûr puisqu’il a le sceau de Transports Canada. Pourtant, même s'il examine le travail pour s’assurer que l’analyse répond aux exigences de la réglementation, Transports Canada n’assume aucune responsabilité quant à l’exactitude de l’analyse et des données sur lesquelles elle est fondée. Les ingénieurs sont tenus, selon les termes de leur permis, d’exercer leur profession en s’assurant que le bien-être du public et de l’environnement passe au-dessus de toute autre considération. Ce type de permis exige que les ingénieurs assument la responsabilité de leur travail du point de vue de la sécurité, alors qu’aucune responsabilité de ce genre ne pèse sur les praticiens sans permis. Certains ingénieurs ont fait la seule chose qu’ils pouvaient faire dans ces conditions, à savoir quitter l’industrie[3].

Prochaines étapes

Pour réduire considérablement les émissions de GES de la flotte canadienne de petits bateaux de pêche et pour améliorer la sécurité des acteurs de cette industrie, le gouvernement du Canada devrait prendre toutes les mesures nécessaires en vue de créer un nouveau cadre réglementaire visant la conception des petits bateaux de pêche au Canada. Ce nouveau cadre doit être élaboré de manière à garantir que :

  • les émissions des bateaux de pêche soient réduites pour passer des niveaux extrêmes actuels à une cible conforme à l’objectif de carboneutralité du Canada;
  • la sécurité des pêcheurs passe avant toute autre préoccupation;
  • les limites de la capacité de pêche des navires sont imposées de manière efficace pour la gestion des ressources, ne serait-ce qu’en imposant tout simplement des allocations individuelles aux entreprises ou une limite maximale de prise par sortie pour toutes les pêches, au lieu d’imposer une limite inutile de longueur hors tout[4];
  • les bateaux sont conçus sous la supervision d’un ingénieur titulaire d’un permis.

Pour élaborer ce nouveau cadre réglementaire, le gouvernement fédéral devrait procéder ainsi :

  • Mener un examen interministériel du cadre réglementaire actuel afin d’évaluer comment il pourrait être modifié pour s’aligner sur l’objectif de carboneutralité du Canada.
  • Réviser les règlements qui ont motivé la conception de bateaux de pêche dont les profils d’émissions et les performances en matière de sécurité ne sont pas optimaux.
  • Mettre en place des exigences en vertu desquelles seul le personnel qualifié, inscrit auprès des organismes provinciaux ou territoriaux de réglementation du génie, est autorisé à concevoir ou modifier des bateaux, et ce, en veillant à ce que les règlements fédéraux soient conformes aux objectifs réglementaires provinciaux ou territoriaux visant à protéger la sécurité publique.
  • Encourager l’adaptation de la conception de bateaux qui sont en harmonie avec les programmes actuels des ministères fédéraux concernés, comme la stratégie du MPO pour aider le Canada à atteindre ses objectifs en matière de changements climatiques et la Stratégie ministérielle de développement durable de 2020 à 2023 visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre dans le secteur maritime. L’intégration de stratégies d’adaptation aux changements climatiques et d’atténuation de ces derniers dans les modifications réglementaires des bateaux de pêche appuiera l’initiative globale du gouvernement fédéral visant la carboneutralité d’ici 2050.

Ingénieurs Canada compte prendre les mesures suivantes :

  • Préconiser des stratégies d’adaptation et d’atténuation du climat dans les cadres réglementaires des bateaux de pêche afin d’appuyer l’initiative de carboneutralité d’ici 2050 du gouvernement fédéral, la stratégie ciblée sur les changements climatiques du ministère des Pêches et des Océans et la stratégie de développement durable de Transports Canada.
  • Travailler à la création d’un énoncé de position national concernant la nécessité de mobiliser des ingénieurs autour de la réglementation fédérale du Canada sur la conception des bateaux de pêche.
  • Continuer à faire pression sur les ministères fédéraux pour qu’ils reconnaissent l’autorité des organismes provinciaux et territoriaux de réglementation du génie, en particulier dans les cadres réglementaires des bateaux de pêche, et pour qu’ils s’assurent que les travaux d’ingénierie effectués au Canada sont confiés à un ingénieur titulaire d’un permis de la province ou du territoire dans lequel les travaux en question sont effectués.

[1] Le rapport entre la longueur et la largeur d’un navire est la longueur de la ligne de flottaison de conception (LWL) divisée par la largeur maximale (BWL) du navire à la ligne de flottaison (BWL).

[2] Les proportions d’un navire influent sur les caractéristiques de performance de la forme de la coque. La coque doit avoir une forme permettant de trouver un équilibre entre la tenue en mer et la stabilité, la manoeuvrabilité et la stabilité directionnelle et le volume de la coque et la consommation de carburant. Un bateau ayant un rapport longueur-largeur très faible sera excessivement stable tout en étant instable sur le plan directionnel, et difficile à propulser dans l'eau. Comparons ceci avec un bateau de course propulsé par des rames. Une telle coque est très étroite (rapport longueur-largeur élevé), sa stabilité est limitée, mais l’embarcation est très facile à propulser sur l’eau avec une très faible consommation d’énergie.

[3] En 1993, Dan Walker, coauteur du présent document, fonde un cabinet d’architecture navale agréé, Marineering Limited. Il décide de se retirer de l'industrie de la pêche après avoir travaillé à la mise au point d'un réservoir antiroulis avec Don Bass, à l'Université Memorial, précisément parce que des architectes navals non agréés offraient et fournissaient des services de substitution qui ne comprenaient pas d'analyse complète pour assurer la sécurité des navires. M. Walker connaît plusieurs autres ingénieurs qui ont pris la même décision.

[4] Des mesures similaires ont été prises par le gouvernement norvégien dans les années 1990. Les règlements limitant la longueur ont alors entraîné la construction de navires dont les proportions n’étaient pas optimales, comme c’est le cas au Canada à l’heure actuelle. Après modification de la réglementation, les proportions des navires sont revenues à des valeurs plus optimales.