PDF

Voir le document complet

1. Aperçu

Actuellement, il existe une sous-représentation flagrante des Autochtones au sein de la profession d’ingénieur, qui est de 0,73 % selon le rapport d’Ingénieurs Canada intitulé Autochtones en génie au Canada (2020). Nous sommes appelés à scruter et à reconnaître les façons d’être et de savoir de la profession d’ingénieur, et, par extension, des facultés de génie, lesquelles ont entraîné l’exclusion des Autochtones hier et aujourd’hui. À partir de ces informations, nous pouvons concevoir ensemble une voie à suivre dans le cadre d’une collaboration et d’un partenariat respectueux avec les peuples autochtones — celle de la réconciliation. Cette démarche part également du principe que la culture d’exclusion actuelle est multidimensionnelle et complexe; l’identité et l’expérience sont intersectionnelles, et les systèmes institutionnels sont complexes. Cette culture de l’exclusion peut être considérée comme le résultat du discours colonial dominant qui définit la pratique et les idéologies de la formation des ingénieurs. Par le passé, les modes de connaissance et d’existence autochtones ont été ignorés dans le milieu universitaire, surtout dans les facultés de sciences, de technologie, d’ingénierie et de mathématiques (STIM). Toutefois, le respect et l’intégration de ces modes de connaissance et d’existence sont essentiels pour créer un environnement dans lequel les Autochtones sont susceptibles d’être inclus, d’acquérir de l’assurance et d’être investis du pouvoir de changer les choses.

Dans le cadre de ce rapport préliminaire, étudiants, employés et professeurs autochtones, anciens et actuels, de facultés de génie d’un bout à l’autre du Canada ont participé à des entrevues et rempli des questionnaires dans lesquels ils ont raconté ce qu’ils ont vécu dans les programmes d’études en génie et fait connaître leur point de vue et leur vision d’avenir pour rendre les facultés de génie inclusives et équitables. En synthétisant leurs opinions, nous cherchons à comprendre les principes et les formes de la culture d’exclusion qui se recoupent dans les écoles de génie et, de plus, la voie de la réconciliation et de la transformation de l’établissement universitaire où le génie est enseigné en une institution où l’épistémologie, l’ontologie et la culture autochtones sont concrètement intégrées dans le système d’enseignement du génie.

Remerciements

Ingénieurs Canada apprécie beaucoup la relation et la collaboration avec les chercheuses principales qui ont travaillé à ce rapport, à savoir, Pam Wolf, P.Eng. et Nika Martinussen, ainsi que les personnes qui ont participé au sondage et qui ont contribué à la recherche. Ingénieurs Canada aimerait reconnaître la contribution de plusieurs membres du personnel et de partenaires qui ont également participé à la réalisation du présent rapport. Le projet était dirigé par Cassandra Polyzou, avec les conseils du Comité consultatif autochtone d’Ingénieurs Canada. Le rapport a été révisé et peaufiné par Yasemin Tanaçan-Blacklock, Shelley Ford, Jeanette Southwood, P.Eng., et Gerard McDonald, P.Eng. Nous remercions également Marie Claverie et les traducteurs d’Ingénieurs Canada pour la traduction française du présent rapport.

2. Méthodologie

2.1 Répondants et distribution du questionnaire de sondage

Les participants qui se définissent comme étant autochtones et qui sont étudiants, employés et professeurs autochtones, anciens et actuels, de facultés de génie d’un bout à l’autre du Canada ont été recrutés au moyen d’un courriel distribué par le Réseau pour la décolonisation et l’autochtonisation de la formation en génie d’Ingénieurs Canada. Les participants ont rempli en ligne un questionnaire anonyme qui a permis de recueillir des données démographiques et des renseignements de base. Les personnes qui souhaitaient être interviewées ou répondre à un sondage pour soutenir la rédaction du rapport ont rempli en ligne un formulaire distinct, dans lequel elles ont indiqué leurs coordonnées; on a communiqué avec elles par la suite.

Les entrevues ont duré une heure et pris la forme d’un dialogue entre les répondants et les membres de l’équipe de chercheurs. Les entrevues se sont déroulées par l’entremise de la plateforme Zoom. Les réponses anonymes ont été transcrites dans un document en ligne crypté qui a ensuite été stocké en toute sécurité sur un compte OneDrive protégé par mot de passe. Les questionnaires de sondage ont été hébergés et distribués dans la plateforme Qualtrics. Ils comportaient 18 questions, et les données recueillies restent anonymes. Les questions posées pendant les entrevues et dans les questionnaires ont été harmonisées pour faciliter l’analyse et la synthèse aux fins de la préparation du présent rapport. Au total, cinq entrevues et deux sondages ont été réalisés.

Après leur collecte au terme des entrevues et des sondages, les réponses à chacune des questions ont été comparées. Les similitudes et les différences entre les réponses ont été répertoriées et synthétisées en thèmes à présenter dans le rapport.

2.2 Limites

La portée est la principale limite de ce rapport; on pourra aborder ce sujet dans le cadre de travaux futurs. En raison de contraintes de temps, le nombre de répondants reste faible, ce qui a limité le nombre de points de vue et d’opinions que l’on peut faire valoir et synthétiser. Toutefois, puisque ce rapport est préliminaire, il sera possible d’en élargir la portée et d’inclure davantage d’opinions sur la réconciliation dans la formation en génie ultérieurement.

2.3 Position culturelle des auteurs

Pamela Wolf et Nika Martinussen sont des descendantes de colons blancs qui sont reconnaissantes au peuple Musqueam de pouvoir vivre, travailler et apprendre sur ses terres ancestrales, traditionnelles et non cédées.

3. Tour d’horizon des publications

Plusieurs chercheurs ont commencé à examiner des façons de mettre en place pour les peuples autochtones une culture d’inclusion et de réconciliation dans le milieu universitaire. Une étude de Gaudry et Lorenz, pour laquelle ils ont sondé 25 universitaires et alliés autochtones sur l’état de la réconciliation dans leur milieu, permet de dégager trois visions politiques distinctes pour la transformation en une culture d’inclusion au sein des programmes canadiens de formation des ingénieurs : l’inclusion des Autochtones, l’autochtonisation de la réconciliation et l’autochtonisation de la décolonisation (Gaudry et Lorenz, 2018). Ces trois visions représentent un spectre d’action, une transformation du système à degrés variables. La politique mise en œuvre le plus souvent dans les programmes de génie est l’inclusion, qui vise à accroître la représentation des peuples autochtones au sein des établissements d’enseignement supérieur (EES) (Gaudry et Lorenz, 2018). La très grande majorité des répondants au sondage indique que les étudiants, les professeurs et les employés autochtones doivent être mieux servis; toutefois, les politiques d’inclusion soutiennent l’EES dans sa forme actuelle et imposent aux Autochtones le fardeau de la conformité (Gaudry et Lorenz, 2018). Les ESS commencent à reconnaître la nécessité d’œuvrer activement pour la réconciliation; toutefois, plutôt que d’adopter une série de politiques trop générales, ils choisissent de nouvelles façons de parler de la relation entre l’EES et les peuples autochtones (Gaudry et Lorenz, 2018). Pour la mise en place d’une véritable culture d’inclusion des peuples autochtones dans le monde universitaire, une très grande majorité de répondants au sondage demande la déconstruction complète et la reconstruction de l’établissement, apportant un renouveau dans l’objectif et la pratique qui favoriserait le savoir, la résurgence et la culture autochtones (Gaudry et Lorenz, 2018).

Comme l’indiquent Seniuk Cicek et ses collaborateurs dans leur communication sur les initiatives autochtones dans les programmes de génie, les travaux en cours dans de nombreux EES proposent les visions stratégiques inclusives et réconciliatrices de l’autochtonisation de l’enseignement exposées par Gaudy et Lorenz, réparant les relations entre Autochtones et descendants de colons pour les faire correspondre à l’esprit des 94 appels à l’action de la Commission de vérité et réconciliation, en plus d’intégrer les connaissances et les méthodes d’enseignement autochtones dans les programmes d’études postsecondaires (Seniuk Cicek et coll., 2020). Parmi les 44 EES, qui offrent 276 programmes de génie agréés, 24 établissements ont documenté des initiatives autochtones, lesquelles sont en grande partie modulaires et communautaires (Seniuk Cicek et coll., 2020). Ces chercheurs soutiennent que la réalisation de l’objectif global — la décolonisation de la formation en génie — nécessite les initiatives « de bas en haut » déjà lancées, mais accompagnées de nouvelles initiatives « de haut en bas » plus nombreuses et engagées, soutenues par le leadership administratif requis par la mise en œuvre du changement structurel nécessaire à une véritable réconciliation au sein des programmes de génie (Seniuk Cicek et coll., 2020).

Le livre de Rauna Kuokkanen (2008), intitulé Reshaping the University: Responsibility, Indigenous Epistemes, and the Logic of the Gift analyse la transformation intellectuelle et structurelle du monde universitaire par l’intégration de visions du monde autochtones dans la structure de l’établissement. L’autrice soutient que les étudiants et les professeurs autochtones « laissent leurs suppositions et perceptions ontologiques et épistémologiques aux portes de l’université, [pour] assumer les attributs d’une nouvelle forme de réalité » (p. 2), se conformant ainsi aux façons d’être et de savoir du monde universitaire en échange de leur ontologie et de leur épistémologie traditionnelles. Toutefois, la chercheure demande de plus aux EES d’offrir un « accueil inconditionnel » à celui qu’elle appelle « l’autre », c’est-à-dire celui qui ne fait pas partie du groupe démographique dominant (p. 138). L’accueil inconditionnel n’est pas une politique bureaucratique en surface qui vise à aider l’autre à s’assimiler dans l’établissement et à conserver ainsi les cadres académiques existants, il vise plutôt une transformation de la vision du monde de l’établissement, laquelle centre la culture sur la compréhension de l’écosystème des relations réciproques entre la terre et la société, et reconnaît la valeur inhérente des offrandes et de la façon d’être de chacun (p. 139).

De même, Angela C. Wilson et Devon A. Mihesuah analysent, dans leur livre intitulé Indigenizing the Academy: Transforming Scholarship and Empowering Communities (2004), les idées de plusieurs chercheurs autochtones sur l’intégration des traditions ontologique et épistémologique autochtones dans les cadres universitaires. Taiaiake Alfred (2004) décrit l’établissement universitaire comme un « champ de bataille », un lieu où les chercheurs autochtones doivent inlassablement plaider en faveur d’une réforme institutionnelle pour le rendre plus réceptif et accueillant à l’égard des visions du monde autochtone (p. 92). Selon Alfred, la principale cause de la résistance à l’accueil de l’épistémologie autochtone dans les espaces universitaires est le colonialisme historique et continu au cœur de sa structure (p. 89), une culture de domination et de soumission qui doit être inversée, et une vérité qui doit d’abord être reconnue avant que de véritables progrès ne puissent être réalisés. Une relation régie par le pouvoir plutôt que par la réciprocité marque actuellement l’établissement de son empreinte et crée un milieu inhabitable qui propage des systèmes de colonisation et d’oppression.

Un essai de Devon Mihesuah, publié dans l’anthologie d’Alfred, analyse la sous-représentation des étudiants autochtones au sein des établissements universitaires, du point de vue du lieu et de l’identité. Pour poursuivre des études postsecondaires, les Autochtones doivent souvent s’arracher à leur vie, s’éloigner de leur communauté et essayer de survivre dans la culture eurocentrique d’un établissement d’enseignement, une réalité qui rappelle les systèmes de pensionnats canadien et américain (p. 192). Les systèmes cycliques et destructeurs du colonialisme, comme le précise Alfred, deviennent tout à fait clairs. Pour s’instruire, de nombreux étudiants autochtones doivent quitter leur terre, source de sens et d’identité, pour prendre place dans un milieu où leur ontologie et leur épistémologie sont à toutes fins utiles ignorées. De plus, pour survivre au sein de l’établissement, les étudiants autochtones ressentent souvent le besoin de se conformer à la culture et au discours dominants du monde universitaire, ce qui les éloigne encore davantage de leur terre, et c’est alors qu’ils quittent l’université (p. 194).

De plus, Sasakamoose et Pete parlent de l’autochtonisation des établissements d’enseignement, un processus, écrivent-elles, qui tente d’y recentrer l’épistémologie et l’ontologie autochtones (Sasakamoose et Pete, 2015). Elles ont suivi une méthode de narration pour recueillir leurs données — selon la tradition orale —, en recourant aux conversations, aux transcriptions de courriels et aux récits afin de synthétiser les éléments. La méthode de collecte d’information présentée est par nature enracinée dans la relation (Sasakamoose et Pete, 2015). Sasakamoose et Pete considèrent l’idée d’« ignorance épistémique » — l’exclusion et la discrimination historiques et continues des traditions épistémique et intellectuelle non eurocentriques — des EES et de leur institutionnalisation par les politiques, comme l’obstacle central à leur autochtonisation (Kuokkanen, 2007; citation dans Sasakamoose et Pete, 2015). Pour le démontrer, Sasakamoose commente l’enseignement de la philosophie mino-bimadiziwin des Anishinabes (qui signifie « faire les choses de la bonne manière ») qu’elle a reçu, dans le cadre de ses travaux de recherche et suivant sa propre méthode d’enseignement, mais elle se heurte à des obstacles institutionnalisés qui entrent directement en conflit avec l’épistémologie et l’ontologie autochtones qui guident son travail.

Albert Marshall, un aîné micmac, est un chef qui enseigne l’etuaptmumk (la double perspective), qui consiste à :

« … apprendre à voir, avec un œil, les forces des connaissances et du savoir autochtones tout en apprenant à voir, avec l’autre œil, les forces des connaissances et du savoir occidentaux, […] et à utiliser les deux yeux en même temps au profit de tous. » (Bartlett et coll., p. 295)

Marshall nous apprend à harmoniser nos multiples façons de savoir et à considérer cette synthèse d’éléments comme un don qui nous permet d’utiliser nos différentes connaissances afin de construire un monde meilleur pour tous. Ses enseignements sur l’etuaptmumk portent souvent aussi sur le netukulimk, la connaissance micmaque de l’interdépendance des humains et de la nature qui sensibilise au maintien de l’équilibre dans les relations entre chaque monde. L’etuaptmumk et le netukulimk s’harmonisent pour nous aider à comprendre le monde de points de vue différents ainsi qu’à tirer profit de ces connaissances différentes et à maintenir l’équilibre dans l’écosystème réciproque des relations entre tous les êtres.

Marshall nous montre de plus l’importance de l’etuaptmumk, en ajoutant :

« Lorsque vous forcez quelqu’un à abandonner ses modes de connaissance, ses façons de voir le monde, vous dénaturez son esprit, littéralement; ensuite, il est très, très difficile pour lui d’accepter quoi que ce soit — sur le plan des études, sportif, artistique ou autre — parce que cette personne n’est jamais complète. » (Bartlett et coll., p. 296)

Nous parvenons finalement à comprendre la relation inhérente entre le sentiment d’identité et d’appartenance d’une personne, et ses modes de connaissance et d’existence. Ils sont inextricablement liés : la capacité à vivre et à être soi-même dépend de la capacité à synthétiser les modes de connaissance et d’existence avec le travail et la vie.

4. Synthèse et mise en valeur des opinions et des points de vue autochtones

Quatre grands thèmes ont été synthétisés à partir des opinions des participants : « résilience et résurgence », « inclusion des cultures et non de l’identité ethnique », « intégration des visions du monde autochtones et empiriques » et « incontournable retour à la terre ».

Ce rapport vise à faire valoir les opinions et les expériences vécues des étudiants, des employés et des professeurs autochtones, actuels et anciens, au sein des facultés de génie. On comprend que les peuples autochtones sont ceux qui connaissent le mieux leurs propres besoins et que les non-Autochtones, en tant qu’alliés, ont la responsabilité d’écouter ainsi que de soutenir les efforts et la promotion des communautés autochtones, à n’importe quel titre, notion qui est au cœur de ces travaux.

4.1 Résilience et résurgence

Les participants avancent plusieurs obstacles à la formation postsecondaire des autochtones en génie. En voici quelques-uns :

  1. la séparation géographique entre la communauté et l’établissement;
  2. les exigences financières;
  3. l’insuffisance de la représentation des Autochtones dans la profession d’ingénieur.

Toutefois, bien que ces problèmes de représentation des Autochtones en génie existent, les participants mentionnent également la force et la résilience de ces peuples. Les EES ont l’occasion de permettre aux Autochtones de se réapproprier un espace et les ressources nécessaires au respect de leur culture et de leur mode d’existence.

4.2 Inclusion des cultures et non de l’identité ethnique

De nombreux participants disent qu’ils ressentent le besoin de s’assimiler à la culture universitaire dominante eurocentrique des ingénieurs — c’est un mécanisme de survie. Un participant se souvient avoir été ridiculisé à cause de sa langue et de sa façon de parler lorsqu’il était dans le système de formation en génie :

« Ma langue maternelle, c’est ce qui me lie à la terre; j’ai fait tellement d’efforts pour l’oublier. Je commençais à m’oublier moi-même… J’ai travaillé tellement fort à l’université pour trouver ma place et oublier ma langue et, maintenant, je travaille aussi fort pour me reconstruire et redevenir la personne que je suis censé être. »

Il persiste dans l’enseignement du génie une culture coloniale qui amène les individus à avoir peur d’être eux-mêmes. Comme nous l’a enseigné Marshall, l’abandon des modes de connaissance et d’existence dans le monde dénature effectivement les esprits.

Il est donc nécessaire de réimaginer l’édifice de la formation d’ingénieur et de considérer l’inclusion non pas du point de vue de l’ethnicité, mais de celui de la culture. Tant que l’inclusion des Autochtones ne sera pas centrée sur la célébration, la validation et la résurgence de la culture, de l’épistémologie et de l’ontologie autochtones au sein des facultés de génie, les étudiants, les employés et les professeurs autochtones continueront de se sentir mal accueillis dans les espaces universitaires.

Cependant, de nombreux participants abordent l’inclusion culturelle d’un point de vue intersectionnel. L’un d’entre eux fait remarquer :

« La décolonisation des facultés de génie est intersectionnelle. Il y a de la place pour tout le monde. Toutefois, différents groupes sont exclus par la culture du génie. »

Alors, qu’est-ce qui est perdu en raison de cette « mise à l’écart » ou exclusion des cultures non blanches et non européennes? Les participants reviennent souvent sur la nature de la profession d’ingénieur. C’est un service qui concourt directement et intentionnellement à rendre la société meilleure, plus sûre et plus saine. Comme l’explique un participant, « la raison d’être du génie, c’est la collectivité; au fond, la profession est axée sur le service ». Le génie se branche et influe directement sur la collectivité. Si des groupes de gens sont systématiquement exclus de la profession, la richesse des points de vue qui aiderait les ingénieurs à résoudre les fréquents problèmes technologiques, infrastructurels et sociétaux sera perdue. La profession d’ingénieur a tout à gagner à faire croître la représentation culturelle des groupes autochtones et des autres groupes historiquement exclus — il existe, dans les systèmes épistémologique et ontologique des peuples autochtones, une autre dimension de la compréhension du monde et des problèmes de conception complexes.

Les EES du génie doivent donner une place à la complexité culturelle de ceux et celles qu’ils servent et se reconstruire sans homogénéité culturelle institutionnalisée ni environnement épuré. Ce n’est qu’à ce moment-là que les communautés autochtones et d’autres communautés historiquement exclues acquerront de l’assurance et se sentiront les bienvenues dans la structure des EES, et qu’elles pourront synthétiser leur identité et leurs modes d’existence avec leur travail et leur formation.

4.3 Intégration des visions du monde autochtones et empiriques

La très grande majorité des participants parle de la nécessité d’inclure les visions du monde traditionnelles autochtones dans les programmes d’études en génie, et de revoir la définition traditionnelle de l’expression « gardien du savoir » dans la formation. Les participants invoquent l’enseignement de Marshall sur l’etuaptmumk, la double perspective. Comme le dit un d’entre eux :

« La science occidentale et les modes de connaissance traditionnels autochtones se chevauchent et se soutiennent mutuellement. À titre d’ingénieurs, nous devons éviter de nous enorgueillir de l’incidence que nous avons sur les autres et sur la planète. Il nous arrive d’extérioriser et de chosifier certains phénomènes naturels. Si les ingénieurs sont capables de changer leur mentalité de façon à englober les modes de connaissance autochtones, cela ne pourra qu’améliorer l’exercice de la profession. Le point de friction se situe dans la persuasion des professeurs : il faut les convaincre que l’intégration holistique des modes de connaissance autochtones dans le programme d’études représente une bonification et un résultat naturel de la réconciliation et de la décolonisation, plutôt qu’un fardeau. »

Selon les mots d’un autre participant :

« Les possibilités d’intégration des visions du monde autochtones dans le programme d’études en génie sont énormes. Comme l’indique l’aîné Marshall lorsqu’il parle des principes de la double perspective, il y a de la place pour les deux modes de connaissance. Nous pouvons les harmoniser en intégrant dans notre travail la notion autochtone d’interdépendance et des liens avec la terre. »

Les participants parlent de la nécessité d’intégrer les visions du monde autochtones dans les programmes de génie de façon holistique plutôt que de mettre en place des initiatives isolées et modulaires ici et là au premier cycle. Il faut que la présence autochtone se fasse sentir tout au long du parcours d’un étudiant en génie afin qu’il puisse acquérir la capacité de synthétiser ses connaissances au moyen de la double perspective puis l’utiliser.

Les EES ont beaucoup à apprendre des communautés autochtones. Comme le dit un participant :

« De manière générale, les communautés autochtones sont conscientes de la nature holistique des choses en plus d’avoir une compréhension inhérente de la complexité des systèmes. La modification d’un élément d’un système aura une incidence sur tous les autres éléments parce qu’ils sont tous, à très grande échelle, interdépendants. Il existe une notion selon laquelle le génie n’est pas une profession isolée, que la science n’est pas un ensemble de connaissances isolé. Tous ces phénomènes s’harmonisent avec art, créativité, spiritualité et beauté. »

Toutefois, un autre participant formule cette mise en garde :

« Nous devons faire attention de ne pas tout autochtoniser. Toutes les cultures autochtones ne sont pas identiques, c’est pourquoi il est important de présenter les différentes visions du monde d’un certain nombre de Nations, et de ne pas se contenter de donner une image symbolique des opinions et des points de vue autochtones. »

Cette façon de comprendre le monde est enracinée dans les communautés autochtones et dans la terre. Il faut donc revoir la définition traditionnelle de l’expression « gardien du savoir » dans la formation en génie. Faut-il un doctorat pour être considéré comme un expert dans un domaine ou qualifié pour transmettre ses connaissances à la prochaine génération d’ingénieurs? Un participant raconte : « Depuis toujours, les aînés font un travail d’ingénieur. Ils servent la collectivité, ils façonnent la société, et c’est ce que fait un ingénieur. » C’est une excellente occasion d’harmoniser les connaissances traditionnelles empiriques et les connaissances techniques, et de construire des partenariats entre les communautés et les EES. En abordant les relations entre les communautés autochtones et les EES en sachant que chaque partie vient pour apprendre et non pour décider seule, on peut mettre en place un écosystème susceptible de mener à des relations réciproques d’apprentissage et à une harmonisation des visions du monde. Comme le dit l’aîné Marshall : « Ça devrait être simple, c’est juste un rééquilibrage. » En apprenant de nos partenaires, nous pouvons rééquilibrer les relations et la hiérarchie des pouvoirs qui ont entraîné un déséquilibre des pouvoirs entre les communautés autochtones d’une part, et les établissements d’enseignement et les professionnels du génie d’autre part, puis suivre notre parcours commun dans un esprit de réconciliation.

4.4 Incontournable retour à la terre

Quand on leur demande comment les facultés de génie peuvent devenir plus équitables et inclusives pour les étudiants, les professeurs et les employés autochtones, les répondants s’accordent en dernier lieu pour mentionner l’importance du lien avec la terre. Ils précisent, selon leur expérience, que les programmes d’études sont extrêmement rigoureux, mais qu’ils n’entretiennent aucun lien réel avec la terre. Un participant explique :

« Si vous n’avez pas l’occasion d’apprécier la beauté et la complexité de la terre, comment saurez-vous la protéger lorsque vous serez devenus ingénieurs? Il y a dans la terre un esprit et une vie qui sont sacrés; si vous n’avez pas conscience des réseaux complexes de relations interdépendantes, vous aborderez votre travail sans que votre esprit soit centré sur le respect et la bonne intendance. »

Et un autre poursuit :

« Qu’entend-on par études supérieures? Je pense que nous nous perdons dans la structure physique de l’établissement, plutôt que de penser à l’esprit de l’enseignement. Il s’agit de penser au-delà du physique. Nous devons nous inspirer de la terre lorsque nous résolvons nos problèmes, et revoir la définition d’innovation, d’autant plus que nous sommes ingénieurs. »

Les participants ne pouvaient imaginer une institution universitaire qui aurait intégré la réconciliation dans sa pratique et sa structure sans être enracinée dans la terre. À bien des égards, la relation avec la terre est un prolongement de nos relations les uns avec les autres. Pour les étudiants, apprendre à devenir des intendants de la terre et à voir le monde du point de vue du netukulimk peut s’avérer transformateur — c’est au cœur de la décolonisation de l’enseignement du génie.

5. La voie à suivre : mesures recommandées pour la suite

La décolonisation et l’autochtonisation sont deux facettes d’un même problème. Afin d’autochtoniser les facultés de génie sans risque, il faut que les descendants de colons qui y évoluent se décolonisent, comme nous. Autrement dit, les facultés de génie doivent changer (c’est-à-dire les comportements, les normes, les processus et les structures) pour ne pas nuire culturellement aux étudiants, aux employés et aux professeurs autochtones.

Nous soulignons que les données anonymes de ce rapport présentent l’expérience et les perspectives dont font état des ingénieurs autochtones d’établissements canadiens. En nous appuyant sur les données anonymes reçues dans le cadre des entrevues menées aux fins de la préparation du rapport, nous recommandons les mesures concrètes suivantes, qui permettront d’assurer la sécurité culturelle dont les Autochtones ont besoin dans les facultés de génie.

Voici les pratiques dont nous avons entendu dire qu’elles seraient utiles pour les universitaires autochtones que nous avons interrogés :

  1. Il faut que des changements systémiques soient mis en œuvre à toutes les échelles. Ces changements doivent s’opérer en nous-mêmes en tant qu’individus, dans nos programmes d’études et nos conversations en classe, dans la culture et les pratiques des groupes de recherche, ainsi que dans les politiques de nos facultés et de nos institutions nationales. Il faut un leadership actif, mobilisateur et utile dans la construction de systèmes qui assureront le succès des changements à d’autres échelles.
  2. Considérez l’embauche d’Autochtones et l’établissement de partenariats avec leurs représentants comme un avantage et non comme une obligation. Observez et célébrez les connaissances et les atouts des Autochtones.
  3. Demandez à vos coéquipiers autochtones de vous parler de leurs pratiques culturelles, notamment de leur relation avec la terre. Réfléchissez à la question de savoir si votre établissement fait obstacle à ces pratiques ou s’il les consolide et les favorise. Suivant les conseils de vos coéquipiers, construisez un plan d’action et établissez une stratégie des ressources nécessaires pour éliminer les obstacles à l’inclusion des Autochtones.

    Notez que les pratiques varient selon la culture. Cherchez à comprendre les Autochtones embauchés dans votre faculté, ainsi que les peuples du territoire sur lequel vous vous trouvez.

  4. Prenez connaissance et informez-vous des atouts des points de vue qui guident les actions de vos collègues autochtones dans le monde et leur compréhension de ce monde. Valorisez les peuples autochtones qui conservent leurs modes culturels d’existence et de connaissance. Analysez la mise en place d’espaces et de relations culturels dirigés par des Autochtones avec le centre autochtone et le département d’études autochtones de votre établissement.
  5. Prenez l’initiative de déterminer et d’éliminer les obstacles économiques à la participation des Autochtones à votre programme d’études par le truchement de bourses d’études et de recherche, ainsi que de voies d’accès pour les étudiants autochtones en génie.

Le défi de la pertinence continue de notre parcours commun vers la réconciliation est complexe et multidimensionnel. Les discussions sur la façon de rendre le génie à l’université plus inclusif et plus équitable pour les Autochtones et les autres groupes historiquement exclus sont toujours en cours. Nous invitons les parties à poursuivre la discussion sur ces occasions de grandir, de s’améliorer et de promouvoir l’équité, de même que sur les difficultés rencontrées en cours de route.

Tant que l’inclusion des Autochtones ne sera pas centrée sur la célébration, la validation et la résurgence de la culture, de l’épistémologie et de l’ontologie autochtones au sein des facultés de génie, les étudiants, les employés et les professeurs autochtones continueront de se sentir mal accueillis dans les espaces universitaires. Voilà l’expérience que les ingénieurs autochtones ont vécue dans les facultés de génie du Canada.

Nous recommandons la mise en place d’une communauté de pratique, sous la direction du Comité consultatif autochtone d’Ingénieurs Canada, afin de synthétiser les mesures concrètes et les voies que les programmes de génie agréés du Canada pourront suivre afin de rendre le milieu universitaire plus inclusif pour les Autochtones.

Références

T. Alfred, , « Warrior scholarship: Seeing the university as a ground of contention », dans D. Mihesuah et A. Wilson (réd.), Indigenizing the Academy: Transforming Scholarship and Empowering Communities, pp. 88-99, Lincoln, Nebraska, University of Nebraska Press, 2004.

C. Bartlett, , M. Marshall, A. Marshall et M. Iwama, « Integrative science and two-eyed seeing: Enriching the discussion framework for healthy communities », dans L.K. Hallstrom, N. Guehlstorf et M. Parkes (réd.), Ecosystems, Society and Health: Pathways through Diversity, Convergence, and Integration, pp. 280-326, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2015.

Ingénieurs Canada, Autochtones en génie au Canada. 2020, https://engineerscanada.ca/fr/rapports/recherche/autochtones-en-genie-au-canada.

A. Gaudry,et D. Lorenz, « Indigenization as inclusion, reconciliation, and decolonization: Navigating the different visions for indigenizing the Canadian academy », AlterNative: An International Journal of Indigenous Peoples, vol. 14, no 3, 2015, pp. 218-27. https://doi.org/10.1177/117718 0118785382.

Rauna Kuokkanen,  Reshaping the University: Responsibility, Indigenous Epistemes, and the Logic of the Gift. Vancouver, University of British Columbia Press, 2008.

D.A. Mihesuah, et A. Wilson (réd.), Indigenizing the Academy: Transforming Scholarship and Empowering Communities, Lincoln, Nebraska, University of Nebraska Press, 2004.

D.A. Mihesuah, « Should American Indian history remain a field of study? » in D. Mihesuah et A. Wilson (réd.), Indigenizing the Academy: Transforming Scholarship and Empowering Communities, pp. 143-59. Lincoln, Nebraska, University of Nebraska Press, 2004.

J. Sasakamoose, et S.M. Pete, « Towards indigenizing university policy », Education Matters: The Journal of Teaching and Learning, vol. 3, no 1, 2015.

J. Seniuk Cicek, A. Steele, S. Gauthier, A. Adobea Mante, P. Wolf, M. Robinson et S. Mattucci, « Indigenizing engineering education in Canada: Critically considered », Teaching in Higher Education, vol. 26, nos 7-8, pp. 1038-59, 2021, 10.1080/13562517.2021.1935847.